Conversation

Wim Wenders 
« Passeur de virus, c’est ma fonction. »
  


Posté le 21.10.2023


 

« Une vision du monde permet aux spectateurs de mieux le comprendre, sinon de le changer du moins de l’améliorer. Comment vivre mieux est tout de même la question du cinéma ». Morceaux choisis d’une Master Class magistrale, vivante et emprunte de l’humour tranquille de Wim Wenders.

Survivant dans l’histoire du cinéma ?

On se sent parfois comme un dinosaure qui n’existe plus oui. Je me dis surtout que j’ai eu la chance de travailler avec des gens incroyables, avec la première caméra qui tournait avec le son, j’ai vu l’arrivée du numérique, de la 3D. Oui j’ai survécu mais surtout, peut-être, je l’ai vécu.

Ce qui compte : le film suivant

L’œuvre que je veux faire, c’est le suivant. Le reste, c’est une répétition. Le but de ma vie était d’être peintre jusqu’à ce que j’assiste à une intervention d’Henri Langlois. Je ne connaissais rien au cinéma et un an plus tard j’en savais beaucoup plus. J’ai dit adieu à la peinture et bienvenu au cinéma. Je serais une autre personne si j’étais resté dans un atelier de peintre. Un jour aussi, je passe aux Deux Magots, je n’avais pas de sous et j’ai piqué un journal allemand. Ils y donnaient l’adresse d’une école de cinéma en Allemagne et miraculeusement j’y suis entré, nous étions 20. Ils ont refusé Fassbinder ! Mais nous, on y a fait trois misérables courts alors que lui avait déjà fait trois longs ! Il n’aurait pas survécu à cette école. Werner Schroeter, quant à lui, est parti et m’a dit qu’il allait perdre son temps.

Pour le film de fin d’études on avait tous 15 000 marks, c’était pas mal pour faire un court et moi j’avais calculé qu’en tournant chaque plan seulement une fois, j’aurais assez pour faire un film de 100 minutes. Or, j’ai réussi à faire 2h30, je n’ai toujours pas réussi à comprendre pourquoi…Ce premier film que personne n’a vu est vraiment influencé par Cassavetes, sauf dans le travail caméra. J’avais tout mis dedans : Van Morrison, Presley, les Stones… du coup il y a quelques problèmes de droits.  Quant à L’angoisse du gardien de but, le suivant, c’était Hitchcock mais sans le suspense !

Le troisième, n’en parlons pas, La Lettre écarlate. Je me suis rendu compte que je n’étais pas du tout doué pour les films historiques en costume. On a tourné dans un village de western près de Madrid et c’était un désastre, chaque jour je voulais partir.

02-WIM-WENDERS-MASTERCLASS--CHASSIGNOLE© Olivier Chassignole


Politique

J’étais politisé à l'école, on a occupé l’école en mai 1968. On a demandé qu’on nous enseigne le cinéma et pas autre chose car c’était pour ainsi dire une école de communication. Il n’y avait pas une seule caméra dans cette école, imaginez ! Et ça a changé ! L’école est devenue très bien. J’avais vendu mon saxophone d’occasion – car je voulais être Coltrane - pour acheter une caméra 16mm. Personne n’avait de caméra alors ils empruntaient tous la mienne. Du coup j’étais le chef-op de tous ces films car je ne voulais pas laisser les autres l’utiliser. Mais elle a été perdue pendant les événements, je ne sais pas ce qu’elle est devenue.

J’étais le seul à être politisé. On a même fait un grand voyage en Italie pour rencontrer les camarades italiens. Il y avait là une cinquantaine d’étudiants, je me suis positionné et faisais partie du groupe non violent. Tout ce mouvement avait des côtés suicidaires. C’était un moment très difficile dans ma vie.

Alice dans les villes

J’ai mis « metteur en scène » au générique du quatrième film seulement, avant je ne mettais rien. Nous faisions en effet partie du jeune cinéma allemand même si ça n’est pas comparable aux Chabrol, Varda, Truffaut, Godard et Rivette en France.
Il n’y avait pas de jalousie entre nous car nous n’avions rien en commun, Fassbinder, Werner Herzog, le succès de chacun nous aidait aussi, on était solidaires. On se montrait les films : Fassbinder m’avait réveillé une nuit pour voir Le Mariage de Maria Braun. C’était un peu la tradition de voir les films en premier.

Période américaine

J’avais envie de quitter l’Allemagne, j’avais toujours envie de partir. Je suis d’abord parti en France puis j’ai rejoint la terre promise… J’avais 33 ans et j’ai passé huit ans aux États-Unis. Au final, c’est une leçon essentielle de ma vie car j’ai compris que je n’allais jamais devenir américain, faire des films américains, car dans mon corps et dans mon âme, j’étais un romantique allemand. J’ai fait Paris, Texas avec mes propres règles, ma propre production, j’avais les meilleurs du monde et j’ai fait le film pour lequel j’étais parti aux États-Unis. Et je suis revenu la tête haute, en tant que metteur en scène qui s’inscrit dans la tradition du cinéma européen.

Après Paris, Texas j’étais tombé dans un piège, celui de travailler comme metteur en scène employé qui dispose d’un grand budget qui lui permet de ne pas faire ce qu’il veut faire. Francis Ford Coppola ne voulait pas me virer, deux têtus, on a continué jusqu’au bout et notre amitié a survécu. Je n’étais pas à l’aise avec cette carrière alors que j’étais très à l’aise avec Paris, Texas que j’avais fait sous les radars.

Concernant Hammett, c’est peut-être un des rares films de l’histoire du cinéma qui a été tourné deux fois. La première fois sur place dans les rues de San Francisco avec Francis, un producteur extrêmement occupé avec le montage d’Apocalypse Now. Je faisais de mon mieux, en plus Francis m’avait dit qu’il m’avait employé à cause de L’Ami Américain alors j’ai fait quelque chose comme ça. À la fin, il m’a dit ne rien reconnaître du scénario qu’il avait lu. Il n’était pas sûr que la fin. Quand je l’ai fait, il m'a reproché le manque d’action… J’ai dû attendre un an que l’acteur qui était parti jouer dans Coup de Cœur redevienne mince après avoir grossi pour le film de Francis. Fred Forrest a maigri, trois scénaristes ont travaillé dessus, mais Francis et moi n’étions pas convaincus. Moralité, même si l’on a beaucoup d’argent, cela ne marche pas forcément. Après, j’ai produit tous mes films, c’était une grande leçon, et j’en suis très reconnaissant à Francis.

03-WIM-WENDERS-MASTERCLASS--CHASSIGNOLE© Olivier Chassignole


Films indépendants

D’ailleurs, comme on l’entend dans un témoignage de ce formidable film Room 999 : « L’histoire du cinéma est faite par les petits films », avec quelques grandes exceptions comme 2001, l’Odyssée de l’espace. Mais globalement, les grandes productions n’ont pas fait avancer l’histoire du cinéma.

Jusqu’au bout du monde était peut-être ma production la plus vaste, j’ai mis 12 ans pour le produire et j’en suis assez fier. Perfect Days a été écrit en trois semaines, tourné en 15 jours, le montage a seulement duré trois mois. Au même moment l’année dernière on était en plein tournage. Les petits films peuvent être ceux qui marquent car on ne réfléchit pas tellement. Je ne devrais pas dire ça mais dans ma vie, ça ne m’a pas beaucoup aidé de réfléchir. Et dans ma vie je n’ai jamais voulu faire les choses parce que je savais les faire, je crois qu’il ne faut pas faire ça.

À propos du chef opérateur Robby Müller  

C’était un grand chef opérateur, on a fait beaucoup de films ensemble. Il a fait son premier long métrage avec moi. On a travaillé ensemble pendant trente ans. Pas pour Hammett car il n’était pas syndiqué mais pour Paris, Texas oui. Il est devenu un grand modèle pour toute une génération de chef opérateurs. Il a inventé des lumières, le Kino Flow bricolé avec des néons. Il a fait un de ses plus beaux films avec Barbet Schroeder, Barfly, je le trouvais génial, mieux qu’avec moi. Il est resté une légende, notre dernière collaboration était sur Buena Vista Social Club car il a filmé les concerts à Amsterdam. Il était un peu comme mon frère jumeau dans le cinéma. Avec lui, je me suis rendu compte qu’il était plus intéressant d’apprendre avec les mêmes gens. Ça a été le cas avec bon nombre des techniciens avec lesquels j’ai travaillé car on pouvait vraiment avancer, J’ai toujours recommandé cela aux metteurs en scène : si cela se passe bien, essayez de faire votre deuxième film avec la même équipe.

20-oct---Wenders-Celestin-2023-jean-luc-mege-photography-5338
© Jean-Luc Mège


Jim Jarmusch

Jim était souvent dans notre bureau à New York, il a très souvent fait le tour de nos frigos car s’y trouvaient trois grandes bobines non utilisées et restantes de L’état des choses. Je lui ai dit : « Que ferais tu de cela ? » et il a répondu qu’il ferait un film. Avec la pellicule de L’état des choses, il a gagné la caméra d’or l’année ou j’ai gagné un prix avec Paris, Texas (1984)

Truffaut

Certes, le cinéma américain a influencé ma vie, mais il faut aussi dire que François Truffaut aussi. Le premier télégramme que j’ai reçu quand j’ai gagné mon prix à Venise venait de lui. Il avait une éthique profonde et il a eu une influence énorme sur le fait de croire au langage européen comme étant mon métier. Je lui ai dédié, entre autres réalisateurs, Les Ailes du désir.

Passeur de mémoire

Je me suis toujours demandé comment faisaient les autres, comment les grands peintres ou metteurs en scène ont-ils développé leur langage ? Quand j’ai vu une pièce de Pina Bausch pour la première fois, ma copine de l’époque m’a forcé à y aller. Je m’ennuyais déjà avant même que ça ne commence et voilà que je me retrouve en larmes. Je me rends compte que jamais un film ne m’avait autant ému. Alors j’ai voulu savoir : qu’est-ce qu’elle fait, qu’est-ce qu’elle sait, cette femme ? Je l’ai rencontrée, nous sommes devenus amis. Mais ma grande question a toujours été : c’est quoi son procédé ? C’était un autre vocabulaire. C’est pareil pour Anselm Kiefer ou Salgado, alors que je suis moi-même photographe. On est quand limité à sa propre vision et c’est une grande aventure d’entrer dans celle de quelqu’un d’autre. Les grandes aventures aujourd’hui, c’est vraiment l’esprit humain, les artistes, le pape… Comment fonctionne leur imagination ? Je voulais passer le virus à des gens qui n’ont rien à voir avec la danse. C’est ça, passer un virus, c’est un peu ma fonction dans le cinéma.

 


Propos recueillis par Charlotte Pavard


 

Catégories : Lecture zen