Road Movie

Chronique d’un rêve américain
 


Posté le 18.10.2023


 

Il y a tout juste quarante ans, Wim Wenders tournait en plein désert son film le plus connu, Paris, Texas, Palme d’or au festival de Cannes 1984. Souvenirs

En 1983, Wim Wenders a 38 ans. Pour décrire des années plus tard le jeune homme sérieux qu’il est alors, il cite volontiers les deux vers récurrents de My back pages, de Bob Dylan : « I was so much older then, I’m younger than that now. » J’étais tellement plus vieux à l’époque, je suis plus jeune aujourd’hui. A l’époque, donc, Wenders habite à Los Angeles. Le cinéaste ne fréquente pas trop le milieu du cinéma, juste une petite colonie allemande : il a été témoin au mariage de Wolfgang Petersen, croise Udo Kier ou Uli Lommel installés eux aussi à L.A. Ses amis sont plutôt peintres ou musiciens. Wenders écume d’ailleurs l’abondante scène musicale de L.A., en plein âge punk – « il y avait toujours un groupe qui jouait quelque part, et c’était souvent The Gun club, ou Minutemen… »

Juste avant publication, Sam Shepard dont Wenders admire le travail et à qui il aurait aimé donner de rôle principal de Hammett, lui a envoyé le manuscrit de Motel chronicles. Le cinéaste est enthousiaste, il sent qu’il tient là ce qui pourrait être son premier « vrai » film américain, celui dont il rêvait depuis la vieille Europe. Il prend des notes pour un scénario, mais Sam Shepard, lui, veut s’éloigner du livre. Quand Wenders rêve d’un road movie montant jusqu’au Canada, Shepard lui explique que le Texas suffira, qu’il résume toute l’Amérique. Ils tombent alors d’accord sur l’histoire de Travis, surgi du Mexique où il a trouvé refuge pendant quatre ans d’absence, quatre ans d’amnésie, de mutisme peut-être. Son histoire d’amour avec Jane, plus jeune que lui, a mal fini. Il a tout abandonné, femme, enfant. Et le voilà qui revient, sans un mot, sans une bribe d’explication.

Paris-Texas-Wim-Wenders-StiftungParis, Texas, 1984 © Wim Wenders Stiftung


Pour Wenders, il est clair que Travis, c’est Shepard. Mais non, Sam est déjà parti loin. Il a rencontré Jessica Lange sur le tournage de Frances, il ne veut pas la lâcher d’une semelle, y compris pour le tournage de son ami. Longtemps, il prétendra avoir renoncé au rôle parce qu’issu de sa propre imagination, il en connaissait trop bien les rouages. La vérité est plus romanesque encore : fou d’amour, il est parvenu à se faire engager aux côtés de sa compagne dans Country - Les Moissons de la colère, qu’il part tourner dans l’Iowa. Sur les conseils de Shepard, Wenders donne sa chance à un éternel second rôle : Harry Dean Stanton. Celui-ci a des états d’âme : il a déjà 56 ans, le scénario lui prête un mariage, achevé depuis quatre ans, et un fils de bientôt 8 ans avec Nastassja Kinski, qui en a 23… « Je suis trop vieux, trop laid. Elle est trop belle… »

Août 1983. Il fait 45 degrés, la chaleur est suffocante, insupportable. Une petite équipe tourne les premiers plans de Paris, Texas, qui ne s’appelle pas encore ainsi – le premier titre, Motel chronicles, a été déjà abandonné, le second, Wim l’a oublié, « il faudrait regarder sur le clap ». Claire Denis est sa fidèle assistante. Wenders a décidé de filmer les paysages mythiques américains – le désert, la route, les motels – comme s’ils les voyaient pour la première fois, déshabillés des références cinématographiques ou picturales qui ont hanté le jeune étudiant en cinéma, gros consommateur de culture. Pas de story-board, pas de prédécoupage : à l’instant du plan, Robby Müller et lui inventent le film avec une innocence retrouvée. Plus tard, à la post-production, la guitare du bluesman blanc Ry Cooder servira en quelque sorte de commentaire référentiel.

Le jeune Hunter, le fils de Travis, est joué par Hunter Carson : il n’a pas 8 ans, mais il est plus mûr que la normale. Sa mère est l’actrice Karen Black, son père l’acteur et scénariste L.M. Kit Carson. La première a accompagné son fils les premiers jours, le second prend le relais. Ça tombe bien. Coincé dans la maison middle class, au-dessus de l’aéroport de Los Angeles, dans une « american way of life » qu’il rend tout de même bien peu désirable, le film est en panne. Comment Travis doit-il retrouver Jane, son ex-femme  ? Wenders et Shepard avaient bâclé une fin à laquelle aucun ne croyait, où Jane était la fille d’un prêcheur – ils avaient imaginé, pas très sérieusement, confier le rôle à John Huston. Mais il fallait de toute façon réécrire autre chose, et l’absence de Sam Shepard a tout compromis. Wenders écrit seul, puis s’appuie sur le père d’Hunter Carson. Ensemble, ils scénarisent le départ de Travis et de son fils pour le Texas.

Wenders envoie les nouvelles scènes à Sam Shepard, par Fedex ou équivalent, là-bas dans l’Iowa. Ni le fax, ni Internet n’existent encore… Shepard accuse réception, travaille les dialogues. Il téléphone la nuit pour dicter ce qu’il a écrit à Wenders. Ils inventent ensemble l’idée d’un peep-show peu banal, où les filles écoutent les clients autant ou plus qu’elles ne se montrent. C’est là que Travis retrouvera Jane, d’abord incognito, puis racontant leur histoire comme une confession.

Paris-Texas-Ph-56-Wim-Wenders-StiftungParis, Texas, 1984 © Wim Wenders Stiftung


Là encore, chaleur accablante : le peep show a été construit à Port Arthur, Texas, une ville dont Wenders connaît l’existence parce que Janis Joplin y est née. Le jeu subtil avec un miroir sans tain – voir sans être vu – oblige Robby Müller à suréclairer, portant l’espace réduit de la cabine où évolue Nasstasja Kinski à des températures insupportables. La vitre comme un écran renvoie à l’écran familial des films super-8 que la famille a regardés un peu plus tôt, comme une rime émouvante – « La sagesse du jeune cinéaste avait prévu cela », avoue aujourd’hui Wim Wenders. L’intensité du jeu, les monologues écrits par Sam Shepard font le reste. « J’étais assez confiant dans l’histoire, mais là je savais qu’on avait atteint quelque chose d’universel. Le film avait été en danger de ne pas être terminé, j'étais désormais sûr qu’il allait toucher les gens. »

Le jour où on l’a croisé, Wenders parlait doucement, rassemblant ses souvenirs. « Paris, Texas a changé ma vie, il a marqué un grand tournant dans ma carrière. Avant, personne n’attendait rien de mes films. Après, tout le monde attendait un film de ce niveau. J’ai dû survivre au choc du succès ! » On glisse le mot « mélodrame » que peu avaient prononcé à l’époque. Il réfléchit. « Quand j’étais étudiant à Paris, dans les années 60, il y avait dans Pariscope la catégorie “mélodrames”. Ce n’était jamais mon truc. J’ai toujours trouvé que le mot était un peu péjoratif, mais c’est peut-être un peu con. Peut-être que c’est ça, Paris, Texas. »

 

Aurélien Ferenczi


 

SÉANCES

Paris, Texas de Wim Wenders (1984, 2h28)
Pathé Bellecour - Mercredi 18 octobre à 10h45
Institut Lumière (Hangar) - Jeudi 19 octobre à 17h15
Comoedia - Dimanche 22 octobre à 16h45

Aujourd’hui, Wenders présente ses deux derniers films :
Perfect Days de Wim Wenders (2023, 1h59)

Institut Lumière (Hangar) - Mercredi 18 octobre, 21h
Anselm - Le Bruit du temps de Wim Wenders (1h33)
Pathé Bellecour - Mercredi 18 octobre, 16h45 (billetterie directement auprès de la salle)
Séance suivie d’un échange avec Wim Wenders


À 20h15 au village du festival, Wim Wenders dédicacera les coffrets BLu-ray La Trilogie de la route et Les Ailes du désir, édités par Carlotta.

 

 

 

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